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Mémoires de René EVRARD
162ème Régiment d'Infanterie de VERDUN
L'un de ses petits-enfants a découvert mon site internet et m'a transmis l'extrait de ses mémoires :
Mon grand-père était fils unique, de cheminot, et cheminot lui-même. Il
s'est marié en 1920, et a eu 2 enfants. Je sais (il le dit dans son récit)
qu'il a eu une citation, je sais aussi qu'il a eu quelques médailles (dont je
pense celle de Verdun), mais n'a jamais couru après malgré certaines
propositions, pas plus qu'il n'en faisait état. Après 1940 il s'est établi à
Toulouse où il a passé sa retraite, près de son épouse et ses 2 enfants. Il est
décédé en 1981.
Mon grand-père habitait Laon, et sa famille a du s'exiler en 14 et en
40, avec le strict minimum de bagages, et la maison et beaucoup de souvenirs
ont disparu au gré des occupations, des bombardements ou des pillages. Je ne
sais pas encore si mon grand-père a rédigé tout cela sur souvenirs.
Le document en question est très différent celui de votre arrière
grand-père puisque le mien a eu 50 ans pour rédiger ses souvenirs. Votre aïeul
a rédigé le sien "dans le feu de l'action", mais, aussi concis qu'il
soit, il contient des lignes chargées d'une grand émotion.
Vous lirez avec attention je pense le récit de ce que mon grand-père a
vécu de la bataille de la Somme, qui doit résonner pour vous d'une façon
particulière. Chose curieuse, en parcourant ces lignes, et en pensant au décès
de votre arrière grand-père à Sailly-Saillisel, alors
que mon grand-père s'en sortait, j'ai éprouvé comme une gène, comme peut-être
chaque fois que le destin frappe aveuglément les autres et pas soi-même.
Daniel EVRARD
" Il est fort probable que René Evrard et le Caporal Alphonse SCHALCKENS se sont trouvés ensemble, durant une même quinzaine, fin octobre 1916, dans les combats de SAILLY SAILLISEL. Merci, M. EVRARD, pour cet inestimable témoignage que vous m'avez transmis et autorisé à publier ici sur ce site. "
M. EVRARD recherche, auprès des membres de sa famille, tous documents qui pourraient compléter ces mémoires (photos, documents, etc.)
Toute copie et utilisation, à quelque titre que ce soit, des lignes ci-dessous, sont soumises à l'accord préalable de M. Daniel EVRARD. Pour le contacter, écrivez moi :
Extrait des mémoires de René Evrard
…
A mon tour, l’époque du service militaire approchait. Je faisais la
préparation militaire avec la Société de Tir et celle de gymnastique "La
Laonnoise". A dire vrai, je n'y apportais ni grande conviction ni ardeur
véritable. Ma mère aurait souhaité de me voir dans une garnison proche, à Saint
Quentin, à Reims, sinon à Laon même. Je me souvenais que mon père, par contre,
qui en parlait souvent, n'en était pas partisan. Il
manifestait un certain mépris pour les "soldats de marmite", qui sont
toujours à la maison.
Ses voeux auraient été exaucés puisque je reçus mon ordre d'appel pour
le 162e d'Infanterie, quartier Jardin Fontaine à Verdun, précisément là où mon
père avait fait trois années au 1er Bataillon de Chasseurs à pied !
Pour ma mère, de même que pour tous les parents des conscrits ce départ
qui d'habitude est considéré avec faveur puisqu'il indique pour les garçons de
vingt ans un état de santé, de virilité enviable à certains points de vue,
était au contraire motif d’inquiétudes, de craintes sombres autant qu'imprécises.
La guerre était à nos portes, menaçante depuis plusieurs années. Après
l'affaire d’Agadir, il y avait eu la guerre des Balkans et l'Autriche,
solidaire de l'Allemagne, cherchait dangereusement des remèdes à sa faiblesse.
On pouvait alors tout craindre. Mais nous, les principaux intéressés nous nous
efforcions de n'y pas trop penser. La jeunesse veut vivre, d'abord.
Début octobre, les cartes d'incorporation arrivèrent. Je me rendis à
Verdun quartier Jardin Fontaine, 162e régt. d'Infanterie
; la mention "musicien" figurait en rouge, ainsi que je l'avais
déclaré au conseil de révision. Je n'avais aucun regret, sauf celui de laisser
ma mère seule et trop modestement pourvue. Les choses, pour elle, s'arrangèrent
mieux que je l'avais prévu sa sœur Clémence l'accueillant
à Athies pendant mon absence. J'étais même content de laisser ma jeunesse
derrière moi et de faire mon apprentissage d'homme ; le service militaire était
considéré alors comme une épreuve souhaitable qui y menait.
L'arrivée à Verdun était bien faite pour éteindre instantanément la
joie bruyante des conscrits. Des fortifications, des portes à chicanes, des
terrains d'exercice et des casernes partout. A Jardin Fontaine, aucune trace de
jardin ni de fontaine, bien entendu.
Dès mon arrivée à la 7ème Compagnie, j’étais accueilli par un ancien
camarade de Fourmies, Fernand Pecqueur un charmant garçon que j'estimais
beaucoup, qui me facilita mon installation et des débuts toujours délicats,
quelquefois difficiles.
Je fus bientôt convoqué par le Chef de musique pour subir l'examen
correspondant à ce que l’on appelle dans l’armée "ma spécialité" !
C'était beaucoup dire, car je m'y tenais fort modestement et je pensais avec
raison qu'un violoniste n'y trouverait pas sa place. Je subis sans dommage les
épreuves de solfège et de théorie de la musique, puis un essai au violon qui ne
donna lieu à aucune appréciation. Deux semaines plus tard, nouvelle
convocation, nouvel examen plus poussé, avec succès semble t il, et
questionnaire de M. le Chef de musique : "N’avez vous donc jamais joué
d'autre Instrument ? -Autrefois j’ai étudié pendant deux ans le cor d'harmonie.
– C’est parfait, je vous prends comme élève musicien."
C'est ainsi que débuta ma nouvelle carrière.
La journée d'un élève musicien commençait à 7 heures. Le canevas en
était fixé une fois pour toutes : une demi heure de sons filés, une heure de
gammes et exercices, ensuite travail des morceaux du programme des concerts au
nombre de dix. L'après midi répétition de détail par pupitres d’instruments ou
répétition générale. Le soir, solfège et travail de l'instrument. Sorties le
samedi soir, et le dimanche, bien entendu. A raison de 45 heures de musique par
semaine il est normal de faire de rapides progrès. De fait, après quelques mois
de ce régime, je commençais à jouer ma partie honorablement.
C'est alors que je fus prié de tenir en plus une partie de cor à la
Société philharmonique de la ville, en réalité un orchestre symphonique de
cinquante instrumentistes où l'élément militaire dominait. Le travail par
pupitres et les répétitions se faisaient le soir dans une vaste salle
circulaire et voûtée de la Porte Chaussée, au bord même de la Meuse. Le
directeur chef d'orchestre, M. Trousselart, bon musicien, avait auparavant
dirigé une chorale et une maîtrise et, de l'avis des mélomanes de la ville et
des meilleurs éléments de l'orchestre, il en avait conservé une habitude de
direction ample et souvent un peu lente ; je m'en arrangeais très bien, n'étant
pas toujours à l'aise dans les mouvements rapides. Je faisais donc là un
travail très profitable et fort agréable. Je m'étais fait de bonnes relations
et j'étais assez souvent invité par le violoncelliste solo, M. Leher,
professeur de dessin au Collège ou chez M. Deshayes, flûtiste et professeur de
musique. De telle sorte que la vie militaire, dans ces conditions, était très
supportable.
Ce qui l'était moins, c'était notre chef, le lieutenant Charles, très
exigeant pour la musique, ce qui est assez naturel, mais un peu trop militaire
à notre gré, dans le sens le plus péjoratif possible. Mais il est admis que le
service militaire ne peut pas être une partie de plaisir !
Pendant toute la durée de l'hiver, qui correspondait à la préparation
des programmes nous étions presque entièrement dispensés des exercices tels que
marches et manœuvres. Simplement, le samedi matin, nous assistions à un
exercice de défilé qui nous servait de répétition de pas redoublés avec la
batterie, tambours et clairons. Au printemps nous étions astreints aux marches
d'épreuve qui nous semblaient très dures en raison du manque total
d'entraînement ; elles consistaient en 100 kilomètres de marche en quatre
journées consécutives. Ajouter à cela que le profil des routes parcourues dans
la ceinture des forts était accidenté, le sac relativement chargé et que toutes
les agglomérations se traversaient en musique.
C’étaient vraiment des marches d'épreuve, auxquelles personne ne se dérobait
malgré la fatigue et les ampoules aux pieds, puisque la récompense était la
permission de l’année.
En février 1913, par un froid sec très piquant, nous donnions, au
kiosque de la Promenade de la Digue, sur le bord de la Meuse en partie gelée,
notre premier concert en l'honneur du Lorrain Raymond Poincaré, élu la veille
Président de la République. On aurait pu compter sur les doigts de la main les
auditeurs venus braver la bise, mais les soixante-cinq musiciens du 162 tinrent
tant bien que mal pendant une heure et ne firent grâce d'une seule note juste
parmi un nombre incalculable de fausses : Les instruments gelaient autant que
les instrumentistes !
Mes souvenirs de Jardin Fontaine ne me sont précieux que par le
témoignage de la bonne camaraderie qui régnait entre nous. Dans ce monde en
raccourci, à peu près tout ce qui caractérise une société était représenté: les
travailleurs acharnés, les tièdes, les humoristes (quelquefois sans le savoir),
les raseurs et le gros des caractères sans qualification, mais aucun des nôtres
n'était vraiment à rejeter pour des raisons graves. Il y avait très peu
d'intempérants, cette plaie des casernes.
Parmi les anciens, deux m'étaient particulièrement chers, Camus U
et Chatelard, deux violoncellistes rétrogradés au saxophone, puis Georges
Poiret U,
mon camarade de pupitre, Noiré et Dubois U, clarinettistes, Victor Canonne, trombone solo,
et les plus jeunes, Lestavel, Laderrière, Michel U, Morin U
; certains nous ont déjà quittés, que je marque d'une croix U.
Tout se passait donc dans cette ambiance bruyante que connaissent
toutes les musiques militaires. Les chambrées qui servaient de salles de
travail retentissaient des appels des trompettes, des trombones et des
flonflons des gros cuivres. Chacun essayait dans ce vacarme de s'entendre soi
même et ce n’était pas toujours facile. Je réussissais à travailler lorsque le
chef étant absent, le bruit général se réduisait à un murmure pour s'éteindre
complètement. Alors les cors pouvaient donner leur mesure, accompagnés d’un
hautbois lointain ou d'un duo de flûtes. Mais, dès que le képi du père Charles
était signalé à la porte du quartier, le boucan se déchaînait de nouveau avec
une rage accrue. Mieux encore qu'un roi nègre, il faisait son entrée dans un
tam tam qui faisait vibrer les fenêtres de la caserne entière.
Tout cela eût été parfait s'il n'y avait eu, des 1913, des bruits
annonciateurs de catastrophes imminentes. La nouvelle loi de trois ans avait
provoqué des manifestations dans
les casernes. L'autorité y avait répondu par de constantes alertes de nuit
suivies de manœuvres exténuantes. En juillet, au plus fort de la chaleur, en traversant
en musique les tristes village meusiens, je m'affaissai dans les rangs et fus
recueilli par une ambulance ; depuis quelque temps ma santé, et aussi mon moral
faiblissaient ; quelques séjours à l'infirmerie, sans soins véritables,
n'avaient rien apporté de valable ; comme les hirondelles et les chauves-souris
je sentais venir le cataclysme, mais ne pouvais, comme elles, les fuir. C’est
donc à l'hôpital militaire, dans une chambre d'isolement, que j’appris, jour
après jour, la détérioration de la situation, qui nous menait à la guerre.
Le Médecin major me vouait à la table d'opération, et pour m'y préparer
me tenait à une diète complète depuis une semaine. Son assistant, par contre,
un jeune médecin civil en stage, était d'un avis opposé : il me conseillait
secrètement de résister aux intentions du patron et me faisait servir
discrètement un ou deux oeufs la coque chaque jour, de telle sorte que j'avais
toujours de la fièvre. Que serait il advenu finalement de ces traitements
contradictoires ? Seule la mobilisation générale y apporta une solution
imprévue. L'hôpital devait être évacué dans les plus brefs délais pour recevoir
éventuellement les blessés, éventualité qui ne manqua pas de se produire. Je
fus donc soumis à un régime reconstituant accéléré, bien pourvu d’œufs au
jambon, de lentilles garnies et d'extrait de café.
Deux jours plus tard, encore titubant et la tête vide, je reçus une
permission illimitée au titre de congé de convalescence libérable. Autrement
dit, mon service militaire légalement terminé, il ne me restait plus qu'à rentrer dans mes foyers. C'était trop
beau pour être vrai. Au bureau de la place où je demandais le plus sérieusement
du monde un titre de transport pour Laon, on me fit comprendre en deux mots que
je ne paraissais pas du tout réaliser la situation, et je me retrouvai dehors,
pas encore civil, mais plus tout à fait militaire.
Dans cet état de flottement qu'en toutes autres circonstances j'aurais
apprécié avec humour, je me rendis à Jardin Fontaine. Mon régiment était déjà
parti sur la frontière, le plus grand désordre régnait à la musique, où je
réussis à sauver quelques instruments personnels que mes camarades n'avaient
pas eu le temps de mettre en lieu sûr. Au hasard, je me rendis à l'infirmerie,
avisai un lit disponible et sans autre forme de procès en pris possession,
étalant ma tunique de musicien sur la couverture me couchai et m’endormis au
milieu des cauchemars...
Un caporal infirmier, plus très jeune, légèrement bedonnant, portant
les écussons du 6e train des équipages, était debout au pied de mon lit.
"Eh bien ! Le musicien, qu'est ce que tu fais là ?" je lui dis et mon
état de santé et ma position de brebis égarée ; rien ne paraissait l'étonner.
"Où est ton régiment ? Quelque
part aux frontières sans doute ! Et le
dépôt, où est il ? A Cambrai".
En attendant d'aller à Cambrai, le caporal, puis le major en
convinrent, il fallait d'abord me soigner et que je puisse me tenir debout.
«Moi aussi, je suis musicien, me dit mon tringlot. Je suis flûtiste, Grand Prix
de Rome et il y a dix jours je dirigeais l'orchestre de l'Opéra ! Je m'appelle
Les événements firent que le voyage à Cambrai me fût refusé, et pour
cause. Et puis, la bataille commencée le 20 août vers Spincourt Pierrepont les blessés affluèrent. Puisque
j'étais brancardier musicien, il apparut naturel de me comprendre comme tel
dans les convois du train qui les prenait sur le terrain pour les ramener à Jardin
Fontaine transformé en dépôt d'éclopés. Le 25 août nous en avions transporté
près de quinze cents et notre caserne en était pleine. Soigner, évacuer sur
l'arrière médecins et infirmiers y suffisait à peine ; on nous envoya du
renfort.
En même temps affluaient à Verdun les jeunes recrues de la classe 14,
entassés par milliers dans les casernes sans hygiène. Des troupeaux énormes de
bétail, que la réquisition avait parqués dans le camp retranché, dépérissaient par manque de nourriture et d'eau par une
chaleur torride. Les vaches, que personne ne trayait plus, malades de fièvre,
étaient abattues et livrées à la consommation de la troupe. Les jeunes soldats,
pas encore aguerris, furent rapidement touchés par la fièvre typhoïde qui se
déclarait. Jardin Fontaine se peupla de malades. Les casernes de Glorieux
transformées en hôpital spécialisé, avec les ressources que l'on devine, les
nôtres reçurent les suspects et les malades dans la période d'incubation. Le
médecin chef, commandant major Rhul, organisa un service recevant les typhiques
dans la période dite "ascensionnelle" de la maladie, ou encore « déambulatoire
». Je reçus la charge de huit malades.
Pour moi qui n'étais aucunement préparé à cette fonction, la charge
était lourde et démoralisante. Je faisais de mon mieux, suivant la lettre les
instructions du Dr. Boncourt, un Parisien fort capable et très dévoué. Mais je
n'arrivais pas toujours à maintenir mes huit garçons non pas au lit, mais dans
la chambre. Un soir, à l'heure où la fièvre s'accentue, m'étant absenté un
court instant, je ne retrouvai plus aucun de mes malades. Le personnel, alerté,
se mit à leur recherche et, dans le premier quart d'heure, six réintégrèrent
leur lit ; mais les deux autres ne furent retrouvés que dans la nuit, l'un
caché dans un buisson du jardin, l'autre dans les combles de l'infirmerie où il
s'était blessé gravement.
Enfin la nouvelle arriva du transfert du dépôt du 162 de Cambrai à
Aubusson. Je reçus aussitôt un ordre de route et quittai définitivement Jardin
Fontaine. Le voyage dura cinq jours. De Bar le Duc à Paris presque tous les
ponts avaient été détruits pendant
la retraite et la bataille de la Marne ; les pontonniers du 5ème Génie
battaient des pieux, jetaient des estacades et des ponts provisoires. Au delà
de Paris les lignes étaient encombrées par les convois. Je n'avais jamais fait
un pareil voyage ; le Limousin, la Creuse, si différents de nos plaines du
Nord, me semblaient, être de merveilleux pays, si calmes, si loin de la guerre.
Je ne fis qu'un court séjour à Aubusson, mais j'eus tout de même le
temps de visiter une fabrique de tapis et un atelier de tapisserie. Le
tapissier travaillait sur un carton de
Je partis avec le premier renfort expédié à mon régiment stationné en
Belgique. Cinq jours de route, brimbalés dans des wagons à bestiaux, nous amenèrent à Dunkerque. Je me souviendrai toujours de la
marche harassante que nous fîmes pour retrouver le 162 qui, depuis Nieuport, se
déplaçait sans discontinuer. De jour et de nuit, nous allions sur un itinéraire
en dents de scie, traînant nos sacs au bord des watergangs, dans un paysage de
petites maisons blanches et de moulins à vent, en passant par Bergues au
curieux beffroi à clochettes, Rexpoëde,
Hondschoote, Furnes, incendié, Nieuwkapelle, Ramskapelle où l'on nous
fit défiler devant le roi Albert, Ostewleteren et enfin Pipegaële où je retrouvai mes camarades musiciens et notre
chef le père Charles, toujours d'aussi mauvaise humeur ! J'entendis le récit des batailles de Pierrepont,
de Fère Champenoise, de la ferme des Marquises, de Nieuport, de Dixmude.
J'appris la mort de nos malheureux compagnons, Delaroque, Gilles, Michel,
Langly, Poiret.
Dès le lendemain, j'allais à la relève des blessés et j'enterrais les
morts. C'était notre besogne quotidienne. Je faisais aussi connaissance avec la
grande misère du front, le froid, l'eau, la malpropreté, les poux. Dès le
premier jour, j'étais envahi : des centaines, des milliers peut-être, qui
venaient s’abreuver à un nouveau garde-manger. Il est bien difficile d'écrire à
quel point le supplice de se sentir ainsi dévoré vivant est démoralisant ;
j'étais au bord du découragement. Heureusement mes camarades, instruits par l'habitude, prenaient la chose avec plus
de résignation ; plus la misère est grande, plus on trouve la force de
plaisanter cette misère. Finalement, je fis comme les autres.
Nous fîmes encore un séjour à Boezingue puis, en décembre, nous étions
à Ypres. Circuler de nuit dans cette ville fantôme avait quelque chose
d'hallucinant. La cathédrale, la Halle aux Drapiers, squelettiques, n'offraient
que des pans de murs, des fenêtres vides, des monceaux de gravats. Nous étions
cantonnés dans les ruines de l'Ecole de cavalerie, près de la porte de Menin. De
là, nous allions aux blessés à Zillebecque, à la cote 60, à l'auberge des Trois
Rois. Dans les tranchées inondées, les cadavres formaient l'armature des
parapets, à défaut d'autres matériaux. La boue était partout, dans nos
chaussures, dans nos chemises, dans nos poches. Il y en avait dans le pain,
dans les gamelles ; nous faisions corps avec elle. Les voisins d'en face
étaient logés à la même enseigne.
Des jours entiers, la guerre cessait ; les combattants, dont les armes
ne fonctionnaient plus, sortaient des tranchées, s'installaient le plus
commodément possible sur une pierre, un tronc d'arbre, un mur écroulé, et
passaient leur temps à s'invectiver, à se lancer tout ce qui leur tombait sous
la main, bottes de conserves vides, douilles d'obus. Les Boches renvoyaient de mêmes
boîtes à cigares, bottes dépareillées. A Noël, on se bombarda de bouteilles à
Champagne, à vin du Rhin. Il y eut des visites de tranchées à tranchées. Des
visiteurs refusaient de retourner chez les leurs, se déclarant eux-mêmes prisonniers.
Le "scandale" eut tôt fait d'alerter les autorités. Il y eut
des victimes, pour l'exemple. Les officiers n'y échappèrent pas. Enfin, le 31
décembre 1914, nous repassions la frontière au delà de Poperinghe et le 1er
janvier 1915 nous étions, loqueteux, épuisés, à Cassel. Les "boueux de
l’Yser" allaient défiler devant Foch !
L'ascension de cette autre montagne de Laon qu'est le mont Cassel
devait être la dernière station de notre chemin de croix belge. Mais lorsque
l'ordre arriva pour la musique de passer en tête du régiment pour le faire
défiler, nous nous regardâmes hébétés. Dans l'état où nous étions tous, il
semblait que cette épreuve supplémentaire était impossible : nous avions marché
durant toute la nuit depuis Ypres. Et les instruments ? Brimbalés depuis quatre
mois sur les champs de bataille recuits au soleil torride de la Marne, trempés
et retrempés dans les brumes des Flandres, dans quel état de fonctionnement
étaient ceux qui n'avaient pas été perdus au hasard des combats, ou tout
simplement abandonnés, comme le saxophone baryton de Lefèvre, si lourd et
encombrant, laissé sur un fumier d'un village meusien ! Les tambours et
clairons, dispersés dans leurs compagnies depuis le début de la campagne
n'avaient ils pas été, les premiers, avec leurs cuivres étincelants, couchés
dans les avoines et dans les vignes ?
Lorsque nous fûmes alignés devant l'hôtel de ville, face à Foch, seul,
debout sur le perron, une douzaine d'instrumentistes étaient seuls capables
d'émettre quelques sons, avec un tambour et deux clairons discordants. Le
défilé aurait pu durer des heures. Les hommes passaient par petits groupes ou
isolément, accrochés aux charrettes des mitrailleuses, aux voitures attelées,
incapables de s'imposer une cadence sur l'espace de quelques mètres, les uns
s'aidant d'un fusil comme d'une béquille, d'autres se tenant par la main ou
attachés par une courroie, comme des enfants qui jouent.
Le spectacle était poignant. Tous les civils pleuraient. Foch, lui même
le visage crispé, paraissait au bord des larmes. Le père Charles qui, dans les
passages difficiles de la guerre, ramenait tout à la traversée de la Bérézina,
cette fois était dans le vrai. "C'est la Bérézina !", répétait il, en
roulant les r ! ...
Et puis, redescendant la côte jusqu'au premier village, ce fut enfin le
repos, le décrottage des pantalons rouges, des godillots informes et durs comme
de la tôle. On distribua des couvertures, des capotes, les choses reprirent un
train normal, la guerre redevenait vivable.
Le 15 janvier 1915, par la neige et le verglas, nous descendions comme
des skieurs le plateau de la Placardelle, farci de batteries de 75 jusqu'au
village de la Harazée. Nous étions dans la forêt d'Argonne.
Un village plutôt cossu, un rendez-vous de chasse, blotti au creux des
grands bois et que la Biesme, mollement, arrosait. Devant nous, sur les côtes,
les noms évocateurs : Marie Thérèse, Saint Hubert, Fontaine Madame, Fontaine
aux Charmes, Fontaine Houillette, où l'on aurait peine à croire que c'étaient
là des lieux de carnage, de souffrance, de mort. Finies les chevauchées des
cavaliers et des belles dames à la poursuite des sangliers et des dix cors.
Partout des hommes qui circulent tête baissée sur les chemins de rondins, dans
les boyaux, derrière les fascines et les chevaux de frise. Les fusils, les
mitrailleuses crépitent sans arrêt ou par rafales ; les pétards, les grenades,
les "tuyaux de poêle" et les bombes "à z'ailes" ponctuent
le caquetage des armes de coups sourds ou maigrelets ; les brancardiers
descendent des blessés et des morts pour lesquels on a construit une morgue en
branchages près du cimetière.
Dans le "château" de Mme de Nonencourt, sorte de gros chalet
suisse, le général s'est installé avec son état major d'officiers, de
secrétaires. Le médecin aussi et le chirurgien qui, de temps en temps, avec son
tablier de boucher et ses manches retroussées, vient prendre le frais sur le
pas de porte, entre une désarticulation de quelques doigts en bouillie et une
amputation faite à chaud. Une activité bourdonnante règne dans ce qui furent
les écuries, l'orangerie, les communs, transformés en cantonnement, en
cuisines, avec la paille hachée, tassée, en poussière, malodorante, où couchent
les hommes, tout habillés, harnachés, prêts à répondre aux ordres toujours
urgents : « Deux équipes de musiciens tout de suite au poste du colonel ! Trois
équipes à Blanc l’œil ! Et que ça saute ! »
On s'ébroue dans l'obscurité, on ramasse son képi écrasé comme une
galette sous les fesses du voisin, on saisit le brancard, et en route !
Il y en aura pour toute la nuit, pour vingt quatre heures, pour trois
jours, selon l'importance des dégâts. Joffre a dit, "On les
grignote". Rien de plus exact. Mais aussi "ils" nous grignotent,
de sorte qu'il n'y a rien de changé, sinon que les territoriaux du 105e passent
leurs journées à creuser des tombes, le chirurgien Caudrelier à tailler dans la
chair vive, et les messieurs d'en face à faire exactement la même chose.
En juin, nous inaugurons la guerre des gaz. Entendez par là que nous
lez respirons à loisir, sans autre protection que notre mouchoir, d'abord,
d'une compresse de paquet de pansement trempée dans l'hyposulfite dès le
lendemain. Les hommes des tranchées, aveuglés, se sauvent où ils peuvent. Les
brancardiers reçoivent comme instruction de courir sur les chemins de rondins,
relever les hommes affaissés, les attacher aux arbres avec les ceinturons, les
courroies de bidon, les cravates, car la nappe mortelle court au ras du sol.
L'alerte apaisée, le processus reprend : évacuer les gazés, enterrer les morts
; rien n'est plus banal que la guerre.
En juillet, nouvelle découverte : les Boches les arrosent les tranchées
avec du pétrole enflammé. Nouvel effroi, nouvelles fuites de torches vivantes.
Cette fois l’affaire a bien failli réussir : il n'y a plus personne en première
ligne ; le colonel Claudon, avec ses téléphonistes, ses sapeurs, se sont couchés en tirailleurs dans
le bois. Devant eux, l’ennemi qui arrive en groupes compacts. En toute
extrémité, les 75 de la Placardelle lâchent leurs bordées, les obus éclatent
dans les arbres, déchiquettent ce qui restait encore de la belle nature,
éventrent les colonnes, font sauter les casques. Il était temps !
Quelques jours après nous quittons cette belle forêt qui n'est plus
qu'un hachis d'arbres, que la nature vivante a abandonné, lapins, oiseaux,
papillons, sauf les mouches et les poux. ... et aussi les hommes.
La vallée de la Marne nous accueille, près d'Epernay, à Bisseuil.
Village blanc dans la verdure, où tout est propre, accueillant. Dieu merci, il
reste encore, pas tellement loin des charniers, des havres de grâce, de repos,
de silence. Pas pour longtemps parce que dès le nettoyage traditionnel terminé,
linge, vêtements, les instruments astiqués, le travail reprend en vue des
défilés, revues et autres exercices propres à remonter le moral des troupes. On
prépare des programmes de concerts tout comme si nous devions tenir garnison à
Bisseuil pendant des années. Mais les choses sont empreintes d'un peu plus de
bonhomie que précédemment.
C'est que notre père Charles, qu'un
éclat d'obus malencontreux a blessé sur le pas de sa porte, à La Harazée, est
actuellement à l’Hôpital. On le dit très mal en point ; on avait même dit pire
encore, à telle enseigne que Daster parlait déjà d'ouvrir une souscription pour
l'achat d'une couronne !
Début d'août, la région commence à se peupler de troupes venues de
partout, de toutes armes, et cela ne nous dit rien qui vaille. C'est toujours
ainsi lorsqu'il se prépare un gros coup, qui sera, bien entendu, décisif. La chose
se confirme lorsque le général Curières de Castelnau vient passer une revue
monstre dans les prés bordant Marne où nous dénombrons une douzaine de musiques
militaires. Les régiments derrière, sans parler de ceux qui sont dépourvus de
musique, cela fait quelques divisions,
destinées, n'en doutons pas, à d'autres réjouissances.
En effet, une semaine encore, et nous partons. En une nuit de marche,
nous sommes à Mourmelon le Grand, Camp de Châlons ! Aussitôt installés, chaque
nuit, pelles et pioches sur l'épaule, nous allons creuser des boyaux
d'évacuation pour les blessés … à venir, pendant que les troupes, plus en
avant, aménagent des tranchées de départ, les artilleurs, des emplacements de
batteries. Inutile de nous faire un petit dessin, nous avons tous compris.
D'abord on nous distribue des casques ; il y a un an que nous faisons
la guerre avec nos képis : ils n'ont plus ni forme ni couleur. On nous
distribue aussi, à chacun, un revolver (?). Alors, là, nous voudrions bien
comprendre. Voilà une année entière que nous promenons le coupe choux, « sabre
série Z » dont nous étions ornés, non, armés, à la caserne. Ces énormes pétoires, de marque
italienne, sont encore dans les emballages d’origine ; nous recevons une
musette supplémentaire qui nous servira d'étui. Pour nous rassurer, on nous
annonce qu'il n’y a pas de munitions correspondantes ! De toutes façons, les
brancardiers régimentaires que nous sommes, couverts par la Convention de Malte
(pas celle de Genève), nos brassards à
croix blanche de Saint André en font foi, ne doivent pas être armés. C'est
notre sauvegarde et nous y tenons. Les revolvers, nous oublierons de les
emporter, tout simplement.
A partir du 20 septembre commence le pilonnage des lignes ennemies par
une artillerie très dense, surtout de gros calibre. Pour peu que l'on se trouve
dans le prolongement de la ligne de tir, on voit très bien les gros obus partir décrire leur trajectoire et se
perdre dans les lointains brumeux. De sourdes explosions confirment qu'ils sont
bien arrivés à destination. Très vite, les Allemands ont compris ce qui se
prépare et se taisent. Nous ne courons aucun risque à nous déplacer en dehors
des boyaux pour gagner du temps. Cela devient même une habitude et des groupes
circulent un peu partout à découvert, bien en vue de l'ennemi sans aucun doute.
Le 25 septembre à 8 heures, tout ce vacarme cesse subitement. Pour ceux
qui ne sont pas dans le secret on croirait que la guerre s’est arrêtée, tant le
silence est total ; pour un peu on entendrait chanter les petits oiseaux, mais
depuis longtemps il n’y a plus ni arbre ni végétation d’aucune sorte dans ce
désert de craie remuée depuis des mois. C'est l'heure H.
En effet, de partout, des hommes escaladent les parapets et, en ligne,
se mettent à courir au petit trot. Des panneaux de bois, hissés des tranchées
et renversés sur elles, forment des petits ponts que les artilleurs, qui
arrivent derrière dans des nuages de poussière, vont franchir. Les pièces et
les caissons bondissent, pendant que les servants se cramponnent, et que les
conducteurs travaillent du fouet avec rage sur les chevaux. C’est la charge à
la fin de la revue du 14 Juillet !
Nous sommes tous debout, médecins, infirmiers, qui regardons cette
scène incroyable l'avance de toute une armée sur un champ de manœuvres.
Déjà les premières vagues des chasseurs à pied du 8e et du 16e
bataillons sont déjà loin ; nous les distinguons à peine, hésitant parfois
devant des barbelés, cherchant un passage. Les fantassins du 162, du 151, les
serrent de près en rangs plus compacts ; les 75 se mettent en batterie, et déjà
les attelages reviennent ventre à terre pour reprendre d'autres caissons et
alimenter en obus les pièces qui tirent à courte portée.
A vrai dire, devant une opération aux apparences si faciles, nous sommes
impatients de ne pas recevoir l'ordre d'avancer, et notre camarade Hourlier,
qui est de Vouziers, ne tient plus en place. C'est justement, paraît il,
l'objectif du régiment pour le premier temps de l'offensive. L'imagination,
travaillée par la fièvre qui nous étreint tous, lui montre son père,
cordonnier, debout sur le pas de la porte, avec son pied de fer à la main, sa
seule arme, qui cherche des yeux son garçon dans tous ces 106 2 qui déferlent
dans les rues de la ville. Ce sera le plus beau jour de sa vie !
Cependant que, loin sur la gauche, vers le village de Saint Souplet,
une fusillade se déclenche, d’abord timidement, puis s’amplifie et se nourrit
du tac tac des mitrailleuses boches. Cette résistance ne nous surprend guère,
d'ailleurs : ce serait vraiment trop simple, trop beau ;
Vouziers n'est pas pour aujourd’hui ; pauvre Hourlier !
Devant nous, au village d’Aubérive, le combat prend également de
l’ampleur et notre avance, semble arrêtée. Que se passe t il à droite, sur Perthes les Hurlus, La
Main de Massiges, vers lesquels nous avons vu les spahis de Gouraud, dès hier,
se diriger ?
Evidemment, la bataille de Champagne ne fait que commencer ; en réalité
elle durera des mois. Pour ce qui nous concerne, Aubérive, Saint-Souplet, les
premiers objectifs, facilement atteints, nous sont maintenant disputés et la
bataille y fait rage ; et nos pertes sont énormes. Pendant les trois premières
nuits nous relevons des blessés, touchés aux jambes par les rafales de
mitrailleuses. De partout, dans le noir, on nous appelle : "Brancardiers !
Brancardiers, par ici
!". Habituellement, pour un blessé sur le brancard, nous en
tirons un ou deux autres moins durement touchés ; ici ce sont des malheureux
cloués au sol, se vidant de leur sang
sans pouvoir faire le moindre geste de défense. Ceux que nous ne pourrons pas
ramener – il y en a tellement – nous les emballerons ensuite dans leur toile de tente, passerons dans les nœuds une
perche de sapin et, bringuebalants dans les boyaux, nous les livrerons aux
territoriaux qui creusent au bord de la Suippe un cimetière de plusieurs
hectares !
Pendant plus d’un mois, à raison de deux voyages chaque nuit, car la
route est longue et la charge harassante, ce sont des centaines de 106-2, de
151, de chasseurs, que nous disputerons sur le terrain aux rats et, de jour,
aux corbeaux. Nous pensons à ces tableaux de champs de bataille et aux vols de
corbeaux, mais, ce que l’on ne voit sur aucun d’eux, ce sont les rats qui se
sauvent lorsque nous retournons un pauvre corps à moitié dévoré. Cela est le
comble de l’horreur.
Trois mois passés en Champagne valent bien un peu de repos. Nous voici
à Saint Hilaire au Temple, pauvre village, autant qu’Aubérive infesté de rats, de puces, de poux. Où trouver le repos au
contact d’une faune aussi calamiteuse ?
Heureusement une ambulance de campagne, la 3-60, nous offre le secours des ses autoclaves pour épouiller nos vêtements et notre linge. Ils en sortent complètement décolorés, fripés comme une vieille pomme de reinette. Traités ainsi par l’anhydride sulfureux, je vous prie de croire que nous avons fière allure ! Aussi notre camarade Mistoufle (alias Lefèvre), dans un couplet de la revue qu’il vient d’écrire : « Faut pas s’en faire », parlant de ma capote, chantonne :
« Elle était bleue, si bleue, si
bleue
On aurait dit l’azur des cieux !
Mais d’puis qu’elle a r’çu un
coup d’fer,
Tout son bleu est tourné au vert
;
Au vert kaki, kaki, kaka,
Tout c’kaki-là, c’est l’dernier
cri !
Ça vous donne un air réussi,
Très made in Germany ! »
Tant il est vrai que l’on est plus vite consolé de ses malheurs quand
on a le courage d’en rire.
L’hiver sévit durement. Il gèle, il neige. La petite rivière qui nous
sert à la fois de lavabos et de lavoir est prise. Ses abords, piétinés et
souillés par les chevaux qui y viennent boire, les vaches également, sont un
bourbier dont on a peine à s’extraire. Que ce soit au front ou à l’arrière,
nous ne sommes jamais mieux pourvus de moyens de propreté corporelle. C’est
encore une chose à laquelle la sollicitude militaire ne pense pas, pas plus
qu’aux conditions de couchage autres que ces amas de paille hachée,
poussiéreuse, souvent assaisonnée de linge sale, de détritus de toutes sortes.
Le Français n’est pas propre, sa réputation est méritée ; mais si on lui
donnait les moyens de l’être ? Mes camarades et moi sommes bien d’accord sur ce
point : la crasse, la vermine, l’ordure ont doublé pour nous les souffrances de
la guerre !
Fin février 1916, dans la quiétude relative de Saint-Hilaire, malgré
les séances de piqûres au vaccin contre la typhoïde, véritable remède de cheval
qui nous donne une fièvre atroce, nous sommes réveillés par le roulement sourd
d’un bombardement venant de l’est.
Pour ces sortes de choses, la curiosité est vite satisfaite. Déjà les
agents de liaison, au pas de course, distribuent les ordres dans le village :
alerte et départ à midi. Le temps de boucler les sacs, de prendre mes petites
dispositions personnelles, dont mes camarades ne se lassent pas de sourire, je
veux dire, de me soigner les pieds : graissage consciencieux au suif de
chandelle, mise en place de chaussettes spécialement réservées à cet usage,
sans trou ni reprise, et me voilà debout. L’expérience des jours qui vont
suivre prouvera que ces dispositions n’étaient pas superflues.
Nous partons ! Contrairement aux consignes napoléoniennes, nous
tournons le dos au canon. Très tard, nous arrivons à La Chaussée sur Marne, un
peu avant Vitry-le–
Les nouvelles arrivent de l’attaque du Kronprinz sur le bois des
Caures, au nord de Verdun, sur les chasseurs de Driant. Nous sommes donc venus
jusqu’ici pour prendre rang parmi les unités envoyées à la rescousse. La route
de Verdun nous est ouverte, non pas la plus courte, la route nationale, mais
une succession d’étapes, sept en tout, qui nous feront parcourir 180
kilomètres, par Bussy-le-repos, Julvécourt, les forts de Marre et de la Chaume,
sur des pistes tracées par les pas de ceux qui nous précèdent, de chaque côté
des routes encombrées de convois, artillerie, ravitaillement, trains de combat,
etc.… A mesure que nous approchons, la troupe de plus en plus nombreuse et les
villages de plus en plus pauvres et dépourvus, il arrive qu’on attribue à la
musique du 162, pour y passer la nuit, un tas de fumier, bien tassé, bien
chaud. Dans cette douce atmosphère ammoniacale, nous arrivons à dormir presque
normalement.
La nuit suivante, nous descendons sur un beau verglas la route des
forts, illuminée par l’incendie de la ville qui flambe et, par le faubourg de
Glorieux que nous reconnaissons à peine, et la porte Saint-Paul, où jadis nous
faisions halte, dans les talus, dans les buissons, pour prendre les précautions
d’usage avant d’entrer en ville, au pas cadencé, les instruments bien astiqués,
vers le kiosque de la Digue. Comme c’est loin tout cela ! Et la pauvre ville,
pas tellement jolie déjà, en quel pitoyable état est-elle présentement !
Pillée, brûlée, écroulée de partout, jonchée d’ordures !
Mais nous ne sommes pas venus ici pour nous apitoyer sur le sort d’une
ville qui fut un peu la nôtre et sur celui des
habitants dont bon nombre nous sont plus ou moins connus. D’autres tâches dont
l’urgence n’échappe à personne, rien qu’à entendre le
canon derrière la côte Saint-Michel, nous sont réservées pour l’immédiat.
Le soir même, par des routes qui nous furent familières, Faubourg Pavé,
Charny, Bras, la côte du Poivre, tellement défigurées par les obus que nous ne
pouvons les reconnaître, nous gagnons les pentes qui vont, d'un côté aux
carrières d’Haudromont, de l'autre au fort de Douaumont.
La relève des chasseurs est vite achevée, car ils sont si peu nombreux,
vivants s'entend. Nous redescendons avec des blessés à Bras où s'installe le
poste de secours régimentaire. Pour tout abri nous disposons de deux caves dans
des maisons écroulées. Celle qui nous échoit et dont personne ne voulait
probablement a son accès obstrué par un obus énorme, non éclaté. Il nous faut
l'enjamber pour atteindre la première marche, en prenant garde de ne pas
toucher la pointe où le percuteur ferait peut-être tout sauter.
De jour, cette présence est à peine supportable, à condition de crier
gare chaque fois que des pas retentissent au dessus de nos têtes, car, en fait
de voûte de cave, c'est un simple plancher oui nous protège. Mais la nuit, dans
l'obscurité totale où nous sommes, nous guidant à tâtons, ce locataire
indésirable nous donne des cauchemars. Réveillé en sursaut par un bruit
quelconque, il en est toujours un parmi nous pour se mettre à crier :"Attention
à l'obus !" et jeter ainsi la panique parmi les dormeurs.
Si la descente avec le brancard chargé au milieu des cratères est une
épreuve de force qui dépasse souvent les nôtres, la remontée pour les voyages
suivants est bien autre chose, car nous avons à porter des tonneaux d'eau et
des sacs de chlorure de chaux, ceux ci destinés à recouvrir les cadavres restés
en grand nombre sur le terrain. Là-haut, c'est encore un charnier où l'air est
irrespirable. Des officiers ont menacé, dit on, d'abandonner les positions
intenables pour cette raison. Le commerce du chlorure de chaux, dont nous
sommes institués les livreurs, sera très florissant dans ce secteur.
De temps en temps nous allons nous reposer une nuit à la ferme Wameaux,
sur les bords du canal latéral, à quelques kilomètres de là, puis nous
reprenons possession de notre obus, à Bras.
C’est ici qu'il faut conter l’histoire du chien Médor. Une certaine
nuit, en descendant, la côte du Poivre avec notre charge habituelle, je sens derrière les mollets une
présence insolite. A la première fusée éclairante je me retourne juste pour
voir un molosse qui me flaire avec insistance et que je chasse à coups de pieds
retournés. Il est roux, le poil ras, le museau noir, écrasé ; il me paraît être
du genre bouledogue, encore que je n’y connaisse rien en fait de chiens.
Aujourd’hui je sais que c’était un boxer. Il nous suit jusqu’à Bras, malgré les
pierres et les mottes de terre que nous lui jetons chaque fois que nous posons le brancard. Je M’aperçois vite que c’est à moi
seulement qu’il porte tant D’intérêt et
que mes trois compagnons sont tout simplement délaissés. Malgré son air
renfrogné c’est une bien jolie bête ; son regard ne manque pas d’expression. A
l’heure du casse-croûte, je lui réserve un croûton qu’il accepte sans façons.
Nous repartons, il nous suit. Nous errons dans ce décor dantesque
parfumé de cadavres, mais il ne semble rien sentir que l’odeur de ma capote, de
mes pieds, hélas, comment sont-ils ? Nous revenons ensemble au point de départ,
désormais presque camarades. Si nous allons à Wameaux pour nous reposer à notre
tour, il est là, chargé des quatre couvertures de l’équipe que nous emportons
pour la nuit. Nous les lui fixons autour
de son corps robuste, avec une courroie, de telle sorte que l'on voit à peine
les pattes, et que l'on se demande s'il va pouvoir marcher. En fait il
s’accommode très bien de la situation et ne montre aucune impatience. Il
trottine près de moi comme un bourricot d'Arabe chargé de couffins de figues.
Pendant plus d'un mois, Médor ne nous quittera pas, j'allais dire,
d'une semelle. Où que j'aille, il est là, indiscret certes, mais muet, car nous
ne l'avons jamais entendu aboyer. A l’encontre de Miquette, la chienne de la
musique, qui appartient à tout le monde, couche chaque nuit, blottie contre
l'un ou l’autre suivant sa fantaisie, Médor ne connaît que moi, se laisse
caresser, mais ne rend politesse à personne. C'est un phénomène pour nous,
inexplicable, et lui seul, s'il le pouvait, nous donnerait le pourquoi de la chose.
Je ne suis pas éloigné de croire que Médor finira la guerre avec moi ; c'est
aussi l'avis de tous.
Or, un soir comme les autres, où nous montons la côte avec le brancard
roulé sur l’épaule, Médor nous suivant de près, le voilà tout à coup qui se met
à s’agiter, à se trémousser, à flairer, à humer cet air aussi embaumé que
d’habitude, puis prend les devants, se jette d’un bond dans le noir et
disparaît…
Nous ne l’avons jamais revu. Sans doute est il allé retrouver son
ancien maître, après une si longue erreur, quelque part, là-haut, de l’autre
côté des barbelés.
Pauvre Médor, tu n’en a jamais rien su, mais
je t'ai regretté et pendant quelque temps j’ai eu du chagrin de ta perte.
Comme tout arrive à qui sait attendre, nous sommes relevés et partons
au repos à Haironville, au delà de Bar le Duc . Pour
la première fois, c’est dans des camions aménagés, conduits par des
Indochinois, que nous faisons le déplacement. Désormais, dans la mesure du
possible, l’autorité ménagera nos jambes !
Nous logeons dans un atelier de tissage désaffecté, au milieu des
métiers abandonnés, face à une petite usine métallurgique qui fabrique encore
du vrai fer par le procédé du puddlage. Ce sera, je crois, la dernière usine en
France à élaborer du fer. Nous y restons huit jours à peine, pendant lesquels
on n’oublie pas de nous faire faire des manœuvres, la petite guerre en somme,
qui réussissent très bien, nous assure le général Deville.
Nous reprenons les camions, la route, la fameuse Voie Sacrée, qui nous
mène, cette fois, sur la rive gauche de la Meuse, au Mort-Homme et à la côte
304. La fin du parcours se fait à pied et le régiment, musique en tête, défile
devant notre vieux colonel Claudon, qui nous quitte. Il est très ému et nous le
regrettons. C’est un bon vieillard à tête blanche, vrai soldat, brave homme, le
père du régiment sans aucun doute. Il est remplacé par le colonel-comte
de Matarel, ancien attaché d’ambassade à Sofia, que Dalbiez, ministre de la Guerre, vient de débusquer d’une
sinécure. Nos regrets de notre bon père Claudon n’en
sont que plus vifs et se confirmeront en bien des occasions.
Notre abri, un ancien emplacement de batterie, était celui des servants
d’une pièce de 155 restée en position de tir, la culasse éclatée. On ne donnait
pas cher de la vie des artilleurs qui se trouvaient autour de leur canon
lorsqu’il sauta pendant la manœuvre. Dans l’abri des officiers, à vingt mètres,
le médecin du 2e bataillon, notre camarade Fargeot,
que nous connaissions depuis Jardin-Fontaine, avec
ses infirmiers et un coureur pour la liaison, donnait les premiers soins et
faisait les pansements. Nous voisinions en toute sympathie et nous rendions de
mutuels services.
Le 16 avril, nous essuyons une grosse attaque repoussée au prix de
lourdes pertes. Le général Deville célèbrera, dans un ordre du jour qu’il veut
célèbre, les « Soldats du 16 avril ! Vous avez mérité … etc.» Le 22 mai,
nouvelle attaque, plus puissante encore, qui détruit tout le 2e bataillon, dont
il ne redescendra qu’un lieutenant et un cuisinier.
Pendant le bombardement qui l’a précédé, notre abri tangue comme une
barque de pêche. A plusieurs reprises la porte est obstruée par des avalanches
de pierres. La sape du pauvre Fargeot reçoit un gros
obus qui ensevelit tous les occupants, à dix mètres sous terre.
Note du webmaster : je situe cet
évènement au 06/05/1916, grâce à la
fiche du site mémoire de hommes Médecin Major Antoine FARGEOT.
Je me doute bien que personne n’est allé les chercher là ; ils y sont
encore, dans la position ou la mort les a pris. En même temps qu’eux, nous
perdons deux bons amis, deux instituteurs du nord, camarades de Victor Canonne
: Vercruyse, un athlète, véritable force de la
nature, à qui la force du biceps n’a servi à rien, et Florimond Wagon, poète,
un garçon sensible, délicat comme une fille.
Dès que la bataille faiblit sur le sommet du 304, les Boches dévalent
la pente et s’installent à droite et à gauche de l’emplacement où nous sommes,
à cent mètres. Nous réalisons rapidement la situation : si nous ne réussissons
pas à sortir de là, nous irons finir la guerre en Allemagne. En attendant, pour
nous faire reconnaître, nous ouvrons les brancards et les dressons contre le
canon ; cela nous évitera peut-être d’être réduits à coups de grenades. Nous nous partageons nos dernières provisions et détruisons les
papiers compromettants, lettres, carnets de route, car les prisonniers
interrogés, cuisinés, sont souvent mis en contradiction avec les papiers
trouvés en leur possession. (Au fait, il n’y a que Lestavel
qui, ayant fait semblant de les détruire, les a conservés). Soyons prudents en
toutes choses.
De même, il est évidemment impossible de tenter la fuite en plein jour :
les fusils, les mitrailleuses que nous voyons là-bas en batterie ne nous en
laisseraient pas le loisir. Force est de calmer ses nerfs et d’attendre. Ce
n’est pas facile. Nous essayons du silence concerté, cela devient bientôt
insoutenable. Mieux vaut traiter l’évasion comme un problème ardu, mais
réalisable. A la tombée de la nuit, il y a toujours grande animation chez les
tireurs. Patientons encore !
Lepoutre est allé hier remplir les bidons à
la seule pompe qui subsiste encore, dans une cour de ferme, complètement rasée
d’ailleurs, vers Chattencourt, à gauche. Nous
essayerons de ce côté.
Passés les tiraillages et les barrages
d’artillerie, nous nous mettons en route vers la pompe, à tout hasard. Mais,
bien avant d’atteindre l’endroit présumé, nous commençons à nous empêtrer dans
des réseaux de barbelés fraîchement installés et, non contents de trouver le
passage, nous cherchons avec beaucoup de peine une voie de retour pour échapper
à ce piège avec les plus grandes difficultés. Le pilonnage reprend de plus
belle et c’est une chance de pouvoir rejoindre l’abri au canon, sans accident.
Exténués, n’ayant plus aucune envie d’agir, nous nous endormons les uns sur les
autres.
Pas pour longtemps, heureusement. De grosses explosions toutes proches
secouent l’abri qui se désagrège et nous couvre de poussière. Sitôt les rafales
passées, nous partons, brancard sur l’épaule, vers la droite, le plus possible
au ras du sol. Marche et course à la fois, exercice de reptation, sauts et
bonds en tous sens, plongées dans les trous. Les balles sifflent, mais il ne
nous semble pas que nous soyons spécialement visés, car rien ne serait plus
facile de nous atteindre.
Pendant combien d'heures poursuivons nous nos effort ? Pour parcourir
quelques centaines de mètres ? Ce serait déjà un résultat appréciable. Voilà
justement que nous butons sur des « tirebouchons » (supports préparés pour
recevoir des barbelés), dont la position à peu près verticale indique qu’ils
viennent d'être posés. Les poseurs de barbelés ne sont pas loin, alors. Tous
ensemble, nous levons les brancards et crions de toutes nos forces : «
Brancardiers ! brancardiers ! ». L'opération est
renouvelée, inlassablement, puis quelques fantômes remuent à distance et nous
font signe. Les détails importent peu, nous sommes sauvés.
Lorsque nous rejoignons le reste de la musique dans un cantonnement de
fortune, au versant d’un coteau pelé, devant l'étonnement de nos camarades qui
ne nous reconnaissent pas sur le moment, nous apprenons que le père Charles,
guéri provisoirement de ses blessures, vient d'arriver. Après tant d'épreuves
réciproques nous sommes contents de nous revoir. Il règne pendant quelques
jours une bonne atmosphère de douceur ; notre chef, moins bourru qu'autrefois,
y participe avec un peu de lassitude ; il semble qu'il comprend mieux nos
besoins de jeunes poursuivis sans cesse par la terrible ravisseuse. Mais les
bonnes choses ne durent jamais longtemps ; une fois encore il se détache de
nous et petit à petit reconstruit son autorité tatillonne et souvent
maladroite.
Après un second séjour à Haironville, nous
nous payons à nouveau un petit voyage en wagons à bestiaux jusqu'à Lunéville.
Avant d'aller occuper un secteur calme, en avant de Baccarat nous arrêtons sur
les bords de la Vezouze, à Croismare,
pour y recevoir des renforts de troupe et surtout d’officiers. Et d’abord,
permission de détente pour tout le monde !
Depuis la Noël 1915 où pour la
première fois j'ai revu ma mère à Gisors, je suis toujours reçu avec une
infinie gentillesse par Mme et Mlle Delamarre. Je
retrouve là aussi, ma cousine Aline Baron, institutrice, réfugiée de l'Aisne.
Pendant mes séjours successifs, chacun s'ingénie à ne distraire et je suis reçu
avec beaucoup d'amabilité dans les familles amies de nos hôtesses. C’est un
milieu bourgeois, autrefois très à l'aise, mais que l'inflation ruine petit à
petit. Mlle Blanche chante agréablement et s’accompagne au piano. Je passe des
journées douces et lénifiantes, qui me changent tellement que j'ai parfois
l'impression d’être un malade en convalescence.
C’est aussi un milieu pratiquant même dévot. Bien que l'on se montre
très discret à mon égard, il m’arrive de n’être pas très à l'aise. J'acquiesce
par politesse, par égards pour mes hôtes, mais cela me gène.
J'ai pris l’habitude, à chaque fois, de passer quelques jours à Paris
avant de repartir au front. Je suis très généreusement reçu chez les cousins Richart ou Milcent. Je retrouve
aussi des camarades de la musique qui ont eu la chance
d’être appelés dans les usines de guerre, Carré, par exemple, modeleur chez
Renault. On me fête, on me mène au restaurant, au spectacle. Je vais rendre
visite aux parents de mes pauvres amis Michel, et Georges Poiret, disparus dès
le début de la campagne. M. Poiret, évacué de Reims, est Gardien-chef au Musée
Rodin où il habite. J’admire sous sa conduite les beaux marbres, les toiles du
maître. Que tout cela est bien agréable, quelle belle vie à Paris pendant que
tant de jeunes hommes souffrent et meurent à cent kilomètres de là !
Croismare, en plein été, est un village
accueillant, la Vezouze, qui se tortille parmi les
saules, une rivière charmante dans laquelle nous nous baignons deux fois par
jour comme les estivants sur les plages. Quelle joie d’être propres !
Mais, le provisoire étant la règle du jeu, nous quittons cet Eden pour
un village abandonné de ses habitants, dévasté par les pilonnages successifs
mais, toutefois, peuplé, peuplé dans de telles proportions qu'on se demande
d’où sont venues ces cohortes innombrables de rats qui nous disputent, non
seulement la nourriture, mais, les caves les gourbis, rongent nos ceinturons et
festonnent les tiges de nos chaussures pendant la nuit. Il est impossible de
fermer l’œil tant ces monstres d’animaux se battent, crient, se livrent à des
galopades comme des meutes.
Non seulement les rats, mais les puces qui nous mettent au supplice ! Elles
sont énormes, jamais nous n'en avons vu de pareilles. Aussi, toute la journée,
puisqu'au demeurant c'est le plein été, vivons nous nus comme nos lointains
parents au paradis terrestre ! Si nous n'étions blasés jusqu'au bout des
ongles, il y aurait de bien curieuses photos à prendre à voir déambuler toutes
ces académies, plus ou moins esthétiques, vêtues seulement de godillots, en
raison des ronces et des orties qui ont gagné toute la nature.
Tant pis pour le secteur calme ! Nous sommes presque contents de
retrouver notre train de marchandises avec wagons si accueillants, garnis d’une
paille bien douce ayant déjà servi de litière à la moitié de l'armée française
! Cette fois, nous prenons, le chemin des écoliers. Nous voici à Neuchâteau, puis c'est Chaumont. Les mieux informés disent
que nous allons occuper un secteur en Bourgogne. Les Champenois, amateurs de
bon pinard, sont dans la joie. La nuit nous prend un peu avant Troyes. La
fraîcheur du petit matin et le silence alertent les dormeurs. Quelqu’un ouvre
avec fracas la porte roulante. Où sommes nous ?
Comme les autres, je m'étire et viens voir. Ah ! par
exemple ! Les gars nous sommes chez Louis XIV ! En effet, devant nous, le Grand
Canal, puis le Tapis Vert. Plus loin, les bassins et, tout en haut,
le château de Versailles. Voilà bien un
voyage touristique inhabituel. Et chacun, selon son tempérament, dans son
langage propre, de faire des propositions, saugrenues bien entendu. "On
saute ? On reste là ? On va visiter ? Mais déjà le train s'ébranle doucement
et, de sémaphores en signaux ronds ou carrés, nous arrivons à Pontoise.
Cette fois c'est à mon tour d’exulter et de prendre une décision aussi
énergique que rapide. Je vais interroger le mécanicien du train ; entre
cheminots on peut se permettre une indiscrétion ! Je sais que nous passerons à
Gisors et que « l'on y fera de l'eau » ! Compris ! Justement un train, un vrai
train de civils, arrive de Saint Lazare, se dirigeant vers Dieppe. Je
l’emprunte, gratuitement. A Gisors, pas de difficultés, un poilu passe partout,
et d'ailleurs je connais le chef de gare ; alors ! J'arrive en trombe à la
maison Delamarre et, du coup, déclenche une
révolution. Tout le monde s'exclame, on s'embrasse et, par un réflexe
traditionnel, on parle ravitaillement.
Le panier s’emplit de bouteilles de cidre, de pommes, de fromage au
foin, spécialité de l’endroit, d'un demi lapin cuit la veille. On cueille même
un bouquet au jardin et lorsque le train de la musique entre en gare, précédé
du tiouf tiouf de la
locomotive, je suis sur le quai avec ma mère, Ernestine la vieille servante, Aline ma cousine et les
provisions et les fleurs ! Le train entier m'ovationne et le père Charles, qui
manifestement ne comprend rien à ce qui arrive, éberlué, passe la tête à la
portière du wagon des officiers, plus renfrogné que jamais !...
Nous débarquons à Granvilliers. Aucun doute,
c'est la Somme qui nous guette. Court séjour. Etapes d'approche, d'abord dans
les camions: Boves, Corbie, Bray-sur-Somme, puis à pied, de jour, Suzanne, Maricourt, enfin de nuit Maurepas, Le Forest. Nous y voilà
! Décor habituel, ruines, sol volcanique, déchets et détritus. Rien qui
ressemble plus à un secteur du front qu'un autre secteur. Nous sommes revenus
depuis longtemps de toutes ces découvertes ! Nous "logeons" dans une
carrière désaffectée sans doute, à voir les éboulis de cailloux et rien
d'autre. A deux cents mètres, un ravin dit "de la Pestilence", où il
est interdit d'aller. Soit, nous n'avons pas de ces curiosités. Devant nous,
les tranchées et le village de Rancourt présentement
occupé par ces Messieurs, et que l’on réserve au 162 pour une date proche.
En effet les artilleurs annoncent déjà, la fête à grands coups de
canon. Pendant quatre ou cinq jours ils écrasent le décor et le Village qui,
lorsqu’il tombera dans nos mains ne sera plus que poussière. Le 25 septembre,
c’est fait. Rancourt est pris. « Nous entrons dans Rancourt » dit le communiqué. On n'ajoute pas, heureusement
: « M. le maire et la municipalité accueillent les vainqueurs" ! En réalité,
nous, les brancardiers, nous entrons dans le cimetière où, parmi le gâchis des
tombes éventrées, des chapelles écroulées, les cercueils renforçant les
parapets des tranchées allemandes, le poste de secours avancé s'est installé
dans les meubles, si l’on ose dire, du
médecin boche qui a pris la fuite juste à temps !
... Nous devons évacuer le commandant Mayer, grièvement blessé ; il a
reçu la tête d'un 77 dans le dos. C'est un personnage de poids : 110 kilos,
plus une sacoche bourrée d'objets personnels. Sur le brancard, malgré
l'enfoncement de la toile, il est énorme, et nous savons par expérience que le
moindre faux pas de l'un de nous, c'est la chute. En nous y prenant "au
commandement" et avec un effort maximum, nous le mettons à l'épaule ; mais
pour avancer avec une pareille charge dans cette sorte de crème fouettée qu’est
la terre de Somme, remuée sans cesse par les obus et trempée de pluie, il n'y a
aucune chance pour que nous arrivions au but. D’autant plus que le blessé exige
de nous un détour par le poste du colonel, ce qui ajoute quelques hectomètres à
notre parcours.
Deux camarades renforceront notre équipe et, tant bien que mal, nous
voici devant le colonel. « Mon colonel, quelle peine immense d'abandonner mon
bataillon à la veille d'une victoire ... etc." Et le colonel de Matarel de répondre : « Commandant, il n'est pas d'exemple
où les choses ne se soient arrangées. Allez vous soigner et revenez nous le
plus tôt possible ! »
Le commandant Mayer mourra de ses blessures. Sur sa demande nous avions
inscrit notre nom sur un calepin qui est dans la poche de sa tunique. Deux mois
plus tard, nous recevrons de Mme Mayer une lettre très émouvante nous apprenant
la mort de son mari et nous remerciant de nos efforts. Un très beau colis suit,
qui nous apporte des lainages, du linge, des cigarettes ... et cinq à six kilos
de noix ! C'est bien la première fois, malgré les nombreuses promesses qui nous
ont été faites par les blessés, que nous recevons un tel témoignage de
gratitude.
Suivant l’itinéraire inverse de l’arrivée, nous reprenons à Bray les
camions qui nous emmènent au camp des Célestins, sur les bords de la Somme. Le
courrier nous y attend ; j'ai plusieurs lettres de ma mère qui s'inquiète de
n'avoir pas de nouvelles. Une autre, d'un ami cheminot de Paris, m’apprend que
je vais être rappelé au "Nord" avec les combattants des classes 1911
et plus anciennes. Je figure paraît il en tête de liste et mon retour n'est
plus qu'une question de jours.
Je suis bouleversé de joie, de regrets, et aussi de crainte. Il faut
que l'ordre de rappel arrive d'ici huit jours, sinon je risque de retourner à Rancourt, pour combien de temps ?
La peur provoque la faiblesse, et de là à la lâcheté, il n'y a pas
loin. Je souhaite tomber malade, ce qui me laisserait un répit. Par contagion
mes camarades immédiats souhaiteraient, eux aussi aller reposer quelques
semaines dans un bon lit d’hôpital. Mais n'est pas malade qui veut, quand on a
l'entraînement que donnent deux ans et demi de campagne.
Un soir, la roulante nous sert de ces fameux haricots que nous appelons
"shrapnels", qui se refusent à cuire et que personne ne peut
consommer. Nous essayons une fois de plus et, d'un commun accord, allons
jusqu'au fond de la gamelle. On verra bien !
Pendant la nuit des escadrilles de bombardiers passent au dessus du
camp, qui vont déverser leur ferraille sur Amiens. Je
m'éveille et me presse le ventre. Rien. Au retour, même opération. Rien encore.
Quand je pense qu'à la caserne, un rien déclenchait une crise d'entérite !
Le matin, je questionne mon voisin. Pas davantage de symptômes chez
lui. Nous nous portons comme le Pont Neuf et tout
laisse supposer qu'en cas d'extrême disette nous digérerions très facilement
des cailloux, des briques ! Dans un sens cela est rassurant mais ne fait pas
notre affaire.
Quelques jours encore et les camions
nous reprennent. Boves, Braye, nous connaîtrons le chemin ! Ensuite, la
marche de nuit. Il pleut, on ne voit pas où l'on met les pieds, c'est gai ! Les
agents de liaison, dans ce noir de cirage ont dû perdre la piste ; nous butons
sur des barbelés au bord d'une sorte de précipice. Dans ce pays affreusement
plat c'est une énigme insondable.
Ordre est de camper sur place. Montez les tentes individuelles !
Défense de faire du feu, une lumière quelconque !
Construire un village de toile, dans l'obscurité la plus épaisse et
sous la pluie battante, cela semble un tour de force. Et pourtant le matin nous
trouve recroquevillés, endoloris et trempés comme des soupes. Nous avons dormi,
et presque bien dormi. La pluie a cessé, la journée s’annonce même devant être belle,
par exception. Et de reconnaître aussitôt les lieux.
Quelle heureuse surprise ! Quels lieux enchanteurs ! Nous sommes tout
simplement au bord même du ravin de la Pestilence ! Des canons par douzaines,
retournés ou la gueule fichée en terre ; des avant-trains, des caissons, des
douilles d’obus par tas énormes. Des chevaux partout, les pattes en l'air, et
des hommes, le pantalon dans les bottes, les bretelles croisées sur les torses
nus. Combien sont ils ? Tout cela repose sur un gazon épais, fleuri de violet :
les mouches ! Tout un régiment d'artillerie dort là, dans ce sombre ravin
interdit. La guerre leur coûte cher, à eux aussi.
Rancourt étant pris, il reste d'autres
villages à prendre. C'est Sailly Saillisel
qui échoit au 162. Il est là, devant nous, en pans de murs disloqués.
Le poste de secours est établi
c'est une chance qui ne nous est jamais arrivée dans un abri de général de brigade allemand,
sur le bord même de la route de Bapaume à Péronne. Il faut être allemand et
général pour être logé de la sorte ; nous nous extasions devant un tel souci de
sécurité et de confort, qui ne leur coûte rien d'ailleurs. Trois chambres
profondes dont les parois, plafonds et planchers sont constitués
de couches de rails solidement boulonnés. Deux escaliers débouchant à l’opposé l'un de l’autre et des couloirs pareillement
blindés relient l'ensemble. Un groupe électrogène, saboté avant la fuite,
éclairait ce château souterrain. Les salles étant occupées par le personnel
purement médical, on nous attribue un escalier où nous pouvons nous tenir
assis, l'un derrière l'autre. Un petit courant d'air frais nous file entre les
jambes, mais nous avons l’avantage d’y voir clair.
Nous portons les blessés jusqu’à la ferme de l’Hôpital, dont il ne
reste qu'un pan de mur de clôture que l'on voit en arrivant dessus. Entre la
route et la ferme, moins de deux kilomètres de terre émulsionnée comme une
crème autour de cratères remplis d'eau. Le moindre objet, par son propre poids,
y disparaît en quelques heures. Dans ces conditions un voyage aller et retour
demande une nuit entière, avec les erreurs de parcours, les chutes avec le
brancard, les barrages d'artillerie qui durent souvent une heure entière et
dont il faut bien se protéger, et enfin le poste de secours au ras du sol, si
difficile à découvrir dans le noir.
Un soir où le crachin du nord sévit vilainement nous partons, trois
équipes l'une derrière l'autre, la première traçant la voie en annonçant les
obstacles. La marche est lente, les chutes fréquentes. Chaque fois que l'un de
nous trébuche ou s'enfonce, le brancard se renverse et le blessé est projeté
dans la boue. Il s'ensuit des drames dont il vaut mieux ne pas donner le détail
et qui parfois même se terminent par l’irrémédiable.
Des chapelets d'obus arrivent de droite et de gauche comme à
l'habitude. Chacun fait le gros dos, et puis ça passe. Tout à coup un
sifflement fond sur nous éclate sur nos têtes, nous sommes aveuglés, renversés
par le souffle...
L'obus a fauché la seconde équipe. Bailleux
et Cousin, le crâne ouvert, sont morts sur le coup. Delespierre
et Hernu gisent, blessés gravement. Le blessé du brancard est déchiqueté des
pieds à la tête. Les deux autres équipes, Lapierre et
Victor Canonne, sont indemnes.
Nous délibérons rapidement sur ce qu'il convient de faire afin de
s'éloigner au plus vite. Les équipes sont dédoublées. On porte à deux les deux
blessés qui gémissent, on couche Delespierre sur le
troisième brancard dont deux poignées seulement sont utilisables. Je reste seul
avec Hernu pour l'assister et guider le retour de mes camarades qui vont
revenir le plus vite possible.
A la lueur des éclatements, je cherche un abri, si précaire soit il,
pour allonger le malheureux. Je le traîne et l'installe le mieux possible, le
couvre de ma capote. Nuit d'épouvante ! Hernu souffre atrocement : il a une
blessure dans le dos, un bras cassé, qui flotte dans la manche. Il parle, il
délire ainsi toute la nuit. Car ce ne sera qu'au petit matin que quatre équipes
nous rejoindront après avoir fouillé le terrain pendant des heures.
On emporte Bailleux, Cousin, le pauvre Hernu
et le blessé achevé. Hernu mourra le jour même. Nous faisons à nos camarades un
enterrement décent, avec une vraie tombe au pied du mur de la ferme, une petite
cérémonie, brève mais grave. Je perds en Bailleux,
corniste à l'Opéra, un ami et un
professeur dévoué. Il laisse une veuve et deux enfants dont un petit garçon de huit ans déjà bon
pianiste et une adorable petite fille. Les deux autres, de notre âge, étaient
célibataires.
Note du webmaster : je situe cet
évènement au 27/09/1916.
Nous ne sommes pas au bout de nos peines, hélas ! Quelques jours plus
tard nous sommes pris, au retour d’une relève de blessés, dans un bombardement
d’obus à gaz. Ils sont de tout petit calibre, mais ils dégagent une fumée noire
si dense qu'en quelques instants nous sommes dans une nuit opaque. Avec le
masque, nous sommes totalement aveugles. Force nous est
de rester sur place. Cette attente dure plusieurs heures. Nous respirons
de plus en plus difficilement car le
masque s’emplit de salive ; on bave malgré soi. A la fin il devient
inutilisable et, en suffoquant, nous réussissons à regagner le poste. Les plus
atteints sont évacués sur les hôpitaux spécialisés. Les autres, dont je suis,
sont soignés sur place pendant quelques jours.
Les équipes se trouvant ainsi réduites, les besoins étant toujours les
mêmes on remplace les manquants par des prisonniers allemands. Cette initiative
du médecin chef ne manque pas de hardiesse, Lepoutre
et moi, avec deux Allemands, voilà un attelage assez imprévu.
Nous pensons bien qu'à la première occasion ils planteront là le
brancard et repasseront les lignes si cela est possible. Mais nous ne
connaissions guère nos voisins d'en face ! Ils paraissent plutôt satisfaits de
leur sort, au contraire, surtout lorsque nous partageons le ravitaillement :
une demi boule à chacun, quelques sardines, un morceau de gruyère, de la viande
froide ; ils méprisent le pinard, mais 1a gnôle les intéresse énormément. Je ne
suis nullement privé de répartir équitablement ma part. Lorsque nous posons le
brancard pour changer d’épaule ils se couchent, n’importe où : la boue ne leur
fait pas peur ! Lepoutre qui est nordiste et voisin
de la frontière essaie quelques mots de flamand, parfaitement compris :"Ja, ja !". La conversation
s’arrête là. Les autres équipes n'éprouvent pas davantage de difficultés avec
les leurs. Ils sont d’une docilité surprenante. On en arrive même à regretter
que cette solution n'ait pas été envisagée plus tôt, voilà qui nous aurait permis un peu de repos !
La bataille est toujours très dure à Sailly Saillisel. Les pertes sont énormes et nous devons
transporter les blessés de jour et de nuit. Lorsque nous sortons avec le brancard
les Boches ne tirent pas sur nous des tranchées, mais l’artillerie, qui ne nous
voit pas directement, ne ralentit pas ses barrages. Par contre, nos fonctions
de fossoyeurs sont immédiatement repérées, et dès que nous manions la pelle les
mitrailleuses crachent sur nous. Nous nous contentons
de traîner les corps dans les trous et de les recouvrir d'un peu de terre, et
bien souvent nous sommes obligés de nous abriter dans le même cratère pour
laisser passer les rafales.
Dans l'abri du général nous ne risquons rien, mais nous n'y sommes
jamais pour bien longtemps. Le temps de faire un petit somme, assis, la tête
sur les genoux. On amène un blessé ; c'est un officier gravement atteint. Dans
les salles du fond où l'on fait les pansements la lumière se fait rare, on
économise les bougies le plus possible, le "réapprovisionnement devenant
de plus en plus difficile. Pour opérer ce blessé, le médecin réclame un
meilleur éclairage et ordonne qu’un brancardier aille au poste du colonel
chercher des bougies. Je suis désigné pour le faire.
On souhaiterait, pour une mission de ce genre, qu'il régnât sur la
plaine un brouillard londonien, ou que la pluie soit assez, dense pour tendre
un rideau épais devant les tranchées boches. Malheureusement, entre deux
averses, il fait justement très clair et le soleil se montre par instants. Tant
pis, il faut partir et, en deux bonds, je traverse la route et m’accroupis dans
le fossé. Puis, d'un trou dans un autre. Je progresse rapidement par bonds dans
la direction indiquée, car le poste est enterré et, bien entendu, rien
n'indique sa position.
Je fais ainsi une centaine de mètres, reprends mon souffle et repars.
Quelques balles miaulent dans ma direction, mais je me persuade qu'elles ne me
sont pas destinées ; cela ne rassure et me donne des ailes. Je sais bien qu'un
homme seul n'est dangereux que parce que c'est un porteur d'ordre, agent de
liaison, coureur de piste. Pour les guetteurs, c’est un homme à abattre.
D'ailleurs la fusillade s'étoffe et je reconnais vite le tac tac d'une mitrailleuse. La boue jaillit un peu partout,
c'est la chasse au lapin qui commence. Un fil téléphonique qui m'accroche le
pied me fait faire un beau plongeon dans un cratère à moitié plein d'eau sale
mais me donne une direction utile.
Après quelques péripéties du même genre, j'arrive tout de même au poste
du colonel où un gradé me reçoit sans trop s'émouvoir de mon état. J'explique
le but de ma visite. "Avez vous un ordre ? Oui, chef, j'ai reçu l'ordre de venir
chercher des bougies. Oui, mais un ordre écrit ? "
Je n’ai pas d'ordre écrit. Je tâche d'expliquer que je ne serais pas
venu ici en intention de promenade et que je dois rapporter des bougies, et
d'urgence. Un blessé attend que l'on puisse l'opérer.
"D'abord, nous n'avons pas de bougies, c'est clair !"
Je commence à perdre patience ; la clarté de la situation, moi aussi,
m'inonde. A défaut de bougies, je suggère qu'il me soit confié une lampe à
carbure parmi celles que je vois briller un peu partout. Le mépris du silence
est plus éloquent qu'une réponse.
Au bout d'un moment de réflexion, c'est moi qui parle :"C’est bien
simple, si je n’ai pas de bougies, je reste ici. Je ne repartirai pas sans
bougies! " Etonné de ma propre audace, j'attends que mon sort soit réglé,
d'une manière ou d’une autre.
Quelques visages de connaissance apparaissent de temps à autre dans cet
antre souterrain. Je reconnais Matifas qui me fait un
signe discret, quoiqu'amical. Un moment encore et il
me glisse dans la poche un misérable tronçon de bougie qui branle autour de sa
mèche. Sans commentaire, j'accepte l'objet et sors rapidement. Je donnerai
toutes explications utiles à l'arrivée.
Me voici cette fois face à l'ennemi, à bonne distance sans doute, mais
tout de même en face. Je vois de loin des moignons d'arbres qui m’indiquent la
route, la route de Bapaume à Péronne. Ce serait si facile si je n'avais qu'à
suivre jusqu'au général boche !
N’ayant pas le choix, je reprends mes bonds, mes sauts d'un trou à
l'autre, je ne fais le plus petit possible, ne pouvant me rendre invisible,
hélas ! Les balles, hautes, sifflent au dessus de ma tête, les autres font
floc, à droite et à gauche, la mitrailleuse sème des balles en ligne devant
moi. Si elle allonge son tir, je sors de mon trou et je bondis dans un autre.
De proche en proche j'arrive au fossé de la route, je rampe vers l'autre bord
et, par l'autre fossé, je gagne le poste.
Exténué, à bout de souffle, ruisselant de sueur et de boue, je donne la
bougie à un camarade qui la descend aussit8t. Je n'aï pas eu à donner d'explications,
l'objet de mon aventure parlait tout seul.
Le 23 e jour, nous étions relevés et retournions au camp des Célestins.
Nous y retrouvions la soupe chaude, le café chaud dont nous avions été privés
depuis que nous l'avions quitté.
Mon ami Noiré, le fonctionnaire sous chef, me
propose une citation à le Croix de Guerre que j'avais refusée précédemment au
profit de Lepoutre qui venait d’être pourvu d'une
marraine de guerre. J'avais pensé qu'il serait flatteur pour cette dame d'avoir
un filleul décoré, que cela devait se traduire par quelque attention
particulière !
Noiré a l'extrême délicatesse de me laisser rédiger moi même la citation ; j'ai songé un moment à inclure l'aventure de la bougie, mais il m'a vite convaincu que cela ne faisait pas sérieux. J’ai donc été décoré pour
"avoir toujours rempli son service de brancardier avec courage et dévouement dans des conditions rendues particulièrement difficiles par les intempéries. Le 21 octobre 1916, sous un intense bombardement d'obus à gaz asphyxiants et malgré un commencement d'intoxication, n'a pas hésité à assurer la relève et le transport des blessés."
C’est signé du Lieutenant colonel Belhague, nouvellement arrivé au 162. La chose en soi n'est
pas inexacte, mais elle manque joliment de panache.
Nous arrivons au repos à Gournay en Bray. Aussitôt dans la ville,
j'avise un panonceau de vétérinaire et je sonne. A la personne qui m'ouvre
j'explique, en m'excusant, que ma mère est réfugiée à Gisors chez un ancien
vétérinaire, M. Delamarre, décédé il est vrai, et que
je voudrais la faire prévenir de na présence à Gournay.
Aussitôt on téléphone et le lendemain ma mère arrive. Dans le groupe
que nous formions dans la cour des abattoirs où nous logions, elle ne me
reconnaissait pas, tellement la bataille de la Somme m'avait marqué en moins de
trois mois. Heureusement la plantureuse
Normandie avait de grandes ressources alimentaires ; un mois entier au
régime du lait, du beurre et des fromages nous fit reprendre du poids. A ma
prochaine permission, je serai, une fois de plus, méconnaissable, mais dans le
bon sens !
Dès novembre 1916 l'hiver se faisait déjà sentir. Le matin, les
herbages, les vaches elles-mêmes étaient couvertes de
givre. Nous grelottions sur le ciment des abattoirs. Pour nous chauffer nous faisions
brûler du suif, sans autre résultat que d’empester le quartier, contre quoi
protestaient vigoureusement les Normands qui, sans aucun doute, souhaitaient
nous voir déguerpir au plus vite.
Ils furent rapidement exaucés, l'embarquement se fit de nuit. Le train
stationna de nouveau à Gisors endormi ; puis la courbature et le froid nous
réveillèrent à Creil. A potron-minet nous arrivions à Breuil le Romain.
Aussi fort que l’on soit en géographie, et ce n'est pas souvent ainsi,
on ne peut prétendre situer du premier coup n'importe quel village de France
dans sa province ; mais là, le premier civil rencontré m'indique sans erreur
possible, par son accent familier, que nous sommes dans le Laonnois.
Quelques kilomètres de marche et nous sommes à Ventelay
dans le secteur de Pontavert, sur l’Aisne.
Une fois de plus, une offensive se prépare ici car les troupes sont
nombreuses et portent des numéros inconnus. Les tuyaux, les
"bouteillons" circulent avec une intensité inusitée : Joffre a été
limogé. C'est un inconnu qui prend le commandement : Nivelle.
De fait, nous sommes mis tout de suite au travail. On creuse des
tranchées, des boyaux au bord, de l'Aisne, mais la rivière en crue les inonde
au fur et à mesure. Les opérations de terrassement sont suspendues et nous
gagnons à cela de rester à Ventelay.
L’hiver se fait déjà durement sentir, il fait très froid dans notre
grange à courants d’air. De jour, pour y voir clair, la porte reste ouverte et
nous sommes gelés. Néanmoins nous travaillons les instruments et préparons un
programme.. Tout comme à Jardin Fontaine, l’après-midi
est consacré à la répétition. Il s'agit de l'ouverture de Guillaume Tell. Nous
sommes en demi cercle face à la rue, le chef devant nous qui lui tourne le dos.
De temps à autre, quelques gamins s'arrêtent, écoutent, puis nous font des
grimaces. Ou bien ce sont quelques soldats désœuvrés ; de toutes façons notre
chef ne peut pas supporter cette présence derrière son dos bien longtemps et
manifeste sans aménité: « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous n'avez donc rien
à faire ? »
C'est un homme grisonnant, qui répond : « Non, Monsieur, je n'ai rien à faire pour le
moment, c'est pourquoi je prends plaisir à vous écouter. Permettez moi de me
présenter : Reynaldo Hahn. »
M. Charles change de ton et congratule son confrère ! Ce qui nous procure un petit instant de détente souriante.
Un matin le secrétaire du colonel, Vieun, un
cheminot de Fives, arrive en coup de vent à la
musique avec un papier de l’Etat Major. Il a voulu être le premier à m’annoncer
la nouvelle. Je suis rappelé au « Nord », « remis à disposition », dit la note.
Je dois rejoindre le dépôt du 162 à Aubusson pour y être démobilisé. La
surprise est totale car, après avoir tant espéré, j'en étais arrivé à l'oubli
presque entier. L'émoi est grand aussi parmi nous. M. Charles, qui voit les
choses d'un point de vue exagérément militaire, estime que mon départ équivaut
à un abandon de poste ! Ce serait presque flatteur si je me croyais
indispensable à ce point ; je regrette, bien sûr, de quitter mes camarades mais
le contentement emporte tout.
Je refais donc le voyage de la Creuse, trouve Aubusson enfoui sous la
neige, les rues transformées en tranchées de glace, le froid sibérien. Ma
démobilisation consiste surtout en l’échange de ma tenue de drap contre une
culotte de velours délavé et une veste de nature et de couleur indéfinissables.
Je suis presque en costume d'été par un froid pareil ! Heureusement mon logeur
de 1914 à qui je fais visite il est à
la fois facteur des postes et chef de musique me prête une pèlerine bleue à
boutons P.T.T. et un de ses parents, tapissier chapelier, me gratifie d'une
casquette.
Je reprends le train pour Paris, mais par le chemin des écoliers :
Aurillac, la vallée du Lioran, Bort les Orgues et Bourges, décidé à voir du
pays pour mon dernier voyage. A Paris, je fais quelques visites aux parents et
amis pour annoncer la bonne nouvelle. Mon état vestimentaire, assez pitoyable,
me vaut quelques pièces pour ma garde robe, là un pardessus de demi saison, ici
un cache col, ailleurs une paire de bottines, légèrement démodées et un peu
grandes. Je ne suis pas dans une position telle que je doive me montrer
difficile.
Ainsi équipé je vais au « Nord », fais d'abord le tour des bureaux où
les amis cheminots ... et musiciens m’accueillent, Bey le clarinettiste,
Renard, trombone, Faroux, corniste ; puis je me
présente à M. l'Ingénieur en chef, comme indiqué sur la convocation. Quelques
mots tout juste aimables et ce monsieur pressé m’expédie, tel un colis grande
vitesse, à Compiègne, ajusteur monteur à l'atelier de locomotives.
Mon installation à Compiègne ne pose pas de problèmes. Je trouve une
pension, je travaille dix heures à l'atelier et je fais beaucoup d'heures
supplémentaires dans une équipe de relevage d'un wagon de secours. Les voies
étant comme le reste, en fort mauvais état, les déraillements sont fréquents et
les équipes de relevage souvent en déplacement. De la sorte j'équilibre
facilement mon budget et je peux envoyer quelques douceurs à mes camarades du 162.
Le Grand Quartier Généra1 de Joffre occupant le château, la ville
échappe pratiquement aux bombardements. Les obus tombent vers les ponts sur
l’Oise et sur l’Aisne, et sur les dépendances de la gare, mais il n’y a
ordinairement que peu de victimes et de dégâts. Un matin, un Zeppelin égaré est
abattu par la D.C.A. ; c'est davantage une attraction qu’un épisode de guerre.
Tous les Compiégnois vont s’approvisionner en
souvenirs de guerre, dépouillant la carcasse d'aluminium. Il s'établira même, à
la Gare du Nord, un véritable commerce de ces trophées dont les Parisiens sont forts
amateurs.
Dès le printemps, je passe tous mes dimanches en forêt. Je fais de
longues marches, seul, avec mon repas dans la musette, jusqu'à Rond d’Orléans,
Pierrefonds, la forêt de l'Aigle, Rethondes ; quelle bonne impression de
liberté je retire de ces promenades ! La faune y est variée et, n'étant plus
chassée, nombreuse : lapins, écureuils, faisans, et les grosses bêtes,
chevreuils, cerfs. A certains endroits ce sont des tapis de fleurs, jacinthes,
muguet.
En septembre j’assiste, un dimanche matin, à un service religieux à la
mémoire de Guynemer, disparu depuis quelques jours dans les Flandres. Ses
parents habitent la ville et ont transformé leur maison en musée de trophées.
La visite est libre. Toutes les pièces en sont garnies. Les hélices sont
disposées en étoile au plafond. Les cocardes recouvrent les murs. Les pattes
d'épaule des ennemis abattus sont alignées comme les touches d’un clavier sur
le marbre des cheminées ; sur les paliers des mitrailleuses, même des moteurs !
Toutes ces misérables ferrailles ont un pouvoir décoratif assez contestable.
En rentrant à ma chambre je trouve un avis du service du personnel, une
surprise désagréable. Je suis mis à la disposition du 5e Génie, sapeurs du
chemin de fer, à Versailles, où je dois me rendre sans délai. La vie civile à
laquelle je m'étais bien habitué m'est ainsi interrompue.
La caserne de la rue de Satory où je suis depuis hier doit bien dater
du Grand Siècle ! Les soldats du Grand Roi y étaient peut-être mieux traités
que nous le sommes, car les chambres et les cuisines sont aussi délabrées que
malpropres. Toute la vermine des cantonnements du front y est représentée avec
une densité aussi grande.
Le travail d'instruction, à l’Ecole des chemins de fer, est dépourvu de
tout intérêt. On nous fait porter des traverses d'un tas à un autre, compter
les tirefonds dans les sacs, graisser des boulons
d'éclisses ! Dans une arme soi-disant technique, j'espérais apprendre bien
autre chose. Aussi, le troisième jour, j'étais volontaire pour partir au front.
Deux jours plus tard, j'arrivais à Bayon, entre Nancy et Epinal, à la 7e
compagnie de sapeurs du chemin de fer.
Pour un ancien fantassin la situation y était princière. Logés dans des
wagons à marchandises neufs, aménagés avec couchettes, poêle, table et bancs,
matériel de toilette, voire même de cuisine, c'était un confort inimaginable.
Il y avait dans notre train parc un wagon cuisine avec fours, rôtissoire,
friteuse, un wagon cantine très bien fourni en produits alimentaires, vins et
même champagne. Il n'était besoin que d'avoir un porte
monnaie bien garni. Aussi bien le travail était il bien rémunéré. Si le
fantassin gagne 25 centimes par jour pour prendre d'assaut Rancourt
ou Sailly Saillisel, le
sapeur touche 1 Fr. 25 pour la pose de voie "à l'avancement", et je
choisis là la besogne la plus pénible. Même dans des emplois mineurs où je me
complais volontiers, je gagne 75 centimes, augmentés d'une prime de travail.
Vraiment, la guerre est une drôle d'industrie !
La 7e compagnie, encadrant 3 000 travailleurs italiens et quelques
centaines d'Indochinois, construit un raccordement de Bayon à Pont-Saint-Vincent, destiné à éviter, ou même à suppléer le
noeud ferroviaire de Nancy, visé par les Gothas allemands. Les Italiens,
spécialistes du terrassement, se chargent de la plate forme. Les sapeurs posent
la voie et son équipement. Avec des fortunes diverses, dont la meilleure ne
vaut pas grand chose, je porte le rail, à raison d'un porteur au mètres, soit
46 kg (profil standard), je décharge les traverses (70 kg la pièce), je manie
avec une maladresse qui fait pitié la pelle, la pioche, la batte à bourrer. A
l'occasion, je décharge mon wagon de ballast ou, plus précisément, dans le
temps qui nous est attribué à chacun, j'en laisse au moins la moitié lorsque le
train repart à vide !
Il est visible que mes aptitudes ne sont pas à la hauteur des
circonstances ; alors on me relègue dans des emplois de petite fille, tels que
convoyeur de camions de ciment, réparation de decauvilles, piquetage de la
plate forme en vue de son ballastage, écritures, etc.. Alors, comme l'on dit,
je fais mon trou et passe inaperçu.
Le travail terminé, nous sommes libres, comme peuvent l’être les
ouvriers d'une entreprise quelconque. Le dimanche, nous pouvons aller à Nancy
où nous sommes de fidèles auditeurs des concerts du Conservatoire. Bien que
réduit à quelque trente exécutants, l'orchestre gratifie les Nancéiens de
programmes fort convenables. La salle des fêtes du magnifique hôtel de
ville, sur la place Stanislas, est
toujours comble. Nous nous retrouvons là, quelques
mélomanes et musiciens, épars dans des hôpitaux de campagne, des formations
plus ou moins militaires, indéfinissables comme il y en a tant à l'arrière du
front.
L'idée nous vint à nous aussi de monter un petit orchestre avec les
moyens du bord. Nous réunissons une quinzaine d'instruments, à cordes et
d’harmonie. Nous avons un bon violon solo sorti de la Schola Cantorum, Corsin, un altiste également artiste peintre, Saraben, et de très honorables exécutants dans les pupitres
à cordes et d'harmonie. C'est même pour célébrer les mérites de ces derniers
que notre ensemble est baptisé, en grande pompe et avec quelques bonnes
bouteilles du wagon cantine, "Orchestre Sondor".
Nous avons une salle de répétition en ville, un salon d'audition chez un
bourgeois de l'endroit, un dessinateur pour les affiches de concerts, car nous
donnons des concerts, au foyer du soldat, à l'hôpital, et même à l’église.
Notre chef d'orchestre, notre ami Alix, chante également de son ample
et chaude voix de baryton. Les concours affluent ; nous avons une pianiste,
premier prix de conservatoire, nous remportons des succès flatteurs et notre
caisse est bien alimentée. Ce qui fait dire à notre camarade Seure, humoriste à froid : " La guerre a du bon ; il
faudrait qu'elle revienne plus souvent ... mais qu'elle dure moins longtemps
!"
Pendant notre séjour à Bayon, j'eus 1a grande joie de retrouver mes
amis du 162 à Toul. Le régiment était stationné à Thiaucourt,
d'où devait partir l'offensive déterminante de la guerre. Je retrouvai Victor
Canonne, Lepoutre, Boucher, qui me racontèrent les
tristes événements auxquels le régiment avait été mêlé après l'échec de
l'attaque du 16 avril l7 par Nivelle. J’appris alors que notre camarade Chévy, téléphoniste, précédemment avocat au barreau d’Arras, avait été fusillé avec bien
d'autres. Ce sont ces péripéties, si cruelles pour mon régiment, qu'un ancien,
Dr. Cuvier, a relevées dans son petit livre, simple et émouvant : "avec le
106/2, des mutineries à la victoire".
Au retour à Bayon, c'était un dimanche, se répandait la nouvelle du
premier bombardement de Paris par la "Bertha". En même temps que
tirait la Bertha, les Boches lançaient leurs escadrilles de Gothas sur Paris et
visaient les chemins de fer et, en particulier le viaduc de Nogent-sur
Marne, sur la ligne Paris Belfort. Pour parer au risque de voir Paris isolé de
ce côté, il fut décidé à l’Etat-major de construire un raccordement au delà du
viaduc entre les gares de Emerainville-Poutaut et la
ligne Paris-Nancy à Vaires-Torcy.
Il fallait alors construire rapidement deux ponts sur la Marne et le canal
latéral à Noisiel, tout près de la chocolaterie Menier.
C’est à la 7e compagnie du 5e Génie que fut confié ce travail.
Nous quittâmes donc Bayon et notre train parc vint se garer à Chelles.
Nous étions donc presque Parisiens, source d'avantages qui nous consolait un
peu de la quiétude lorraine et de l’orchestre Sondor
qui mourait comme il était né : subitement. Trouver sur place l’équivalent de
nos satisfactions perdues, il n'y fallait pas songer, mais mon ami Seure, très emballé sur la musique et ne pouvant rester sur
sa faim, me proposa de le guider à Paris à travers les concerts d'une manière la
plus rationnelle possible. C’était faire une confiance exagérée à mes
capacités, mais il me semblait que je ne risquais pas grand
chose en l'emmenant d'abord aux Concerts Touche.
Nous y allâmes d'abord une ou deux fois par semaine, puis presque tous
les soirs. J’y connaissais le corniste, Entraygue ;
par lui nous approchâmes le violoncelliste et chef d'orchestre, Francis Touche,
puis le violon solo William Cantrelle, le pianiste Hass. Les soirées, très instructives à cause du contact
direct entre le public et les musiciens, devinrent des réunions presque
amicales.
Nous allions aussi, selon nos loisirs, à l’0péra Comique où nous avons
entendu trois fois de suite Louise et à la Gaîté où l’on donnait Le Chemineau,
avec Xavier Leroux au pupitre.
Somme toute, la vie de Chelles, avec nos deux occupations, ponts sur la
Marne et concerts le soir était remplie au maximum et conciliait parfaitement
nos devoirs et nos goûts.
Lorsque Laon fut délivrée de l'occupation, j'eus une permission
exceptionnelle pour y aller voir ma famille, c'est à dire ma grand-mère. La
situation se compliqua du fait que celle-ci n'était plus à Athies
mais dans le Nord, les Allemands ayant évacué les personnes âgées vers leurs
arrières. Je fis une tentative dans cette direction, mais je ne dépassai pas
Vervins où je fis la connaissance de mes futurs beaux-parents.
A mon retour à Chelles une nouvelle affectation m'attendait, découlant
de l'armistice du 11 novembre.
…
FIN DE L’EXTRAIT
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Page insérée le 31/10/2005